La Wehrmacht est vivante

(BERLIN – Anthologie littéraire, Quai Voltaire Edima, Paris 1993.  Extrait de  Die Stadt bin ich (La ville, c’est moi).  Trad. : Jeanne Étoré.  Copyright Walter Laufenberg/Haude und Spener, Berlin 1985)

Il y a plus de quarante ans, la plupart des Allemands savaient déjà qu’elle était vouée à disparaître: la Wehrmacht, l’armée allemande. Pourtant sous la lettre W, elle figure aujourd’hui encore dans le volume II de l’annuaire de Berlin: Wehrmachtauskunftstelle. – Bureau de renseignements de la Wehrmacht. Avec un renvoi pudibond au volume I : Cf. Deutsche Dienststelle. Et on la retrouve là dans toute sa splendeur: Deutsche Dienststelle. – Service de renseignements allemand pour l’information des plus proches parents de victimes de l’ancienne Wehrmacht allemande.

Si ce titre à rallonge n’a pas persuadé le lecteur de son importance, il se met quand même au garde-à-vous au plus tard en lisant l’adresse: Eichborndamm 167-209. Plusieurs dizaines de numéros.

Me voilà donc parti pour Berlin-Borsigwalde, me renseigner auprès de ce service de la Wehrmacht sur ce qu’il est finalement advenu de mon oncle, Peter, porté disparu en Russie, il y a quarante et un ans. C’est par hasard que le Eichborndamm s’appelle ainsi, je m’aperçois que cela n’a rien à voir avec la feuille de chêne et l’épée, pas non plus avec la fontaine de Jouvence. Et à Berlin Damm (digue) signifie tout simplement Strasse (rue). Sur la gauche de vieux bâtiments d’usine, tout en longueur, sur la droite, de grands immeubles locatifs pour les pauvres, et entre, comme à l’ordinaire, les caisses métalliques qui roulent et qui puent. Brusquement j’ai dépassé mon objectif – pardonnez cette expression martiale, c’est seulement le Genius loci.

Un grand complexe d’usine en brique rouge qui s’étire en longueur trahit, par la présence d’interminables séries de hauts rayonnages chargés de dossiers derrière les fenêtres, qu’il a changé d’usage. Retour à l’entrée principale, et effectivement, là, on peut lire exactement la même chose que dans l’annuaire: Service de renseignements allemand pour l’information des plus proches parents de victimes de l’ancienne Wehrmacht allemande, suivi entre parenthèses d’un sigle plus facile à manier: (WASt. – WehrmachtauskunftsteIle).

Sur une autre pancarte, à côté: Services d’Exploitation des Archives WAST* . Il ne s’agit pas du tout d’une traduction utile pour les parents d’anciens soldats allemands qui ne maîtriseraient pas tout à fait la langue allemande, et qui entre-temps se seraient entièrement voués à l’amitié franco-allemande, non, ce n’est malheureusement qu’une institution du même ordre pour les victimes françaises: Camarades et Kameraden coude à coude à titre posthume.

Mais cela, je l’apprends ultérieurement. De même le fait que l’appellation de la Deutsche Dienststelle, aussi tortueuse qu’une tranchée, n’est que le résultat d’une retraduction de l’américain.

D’abord il faut prendre d’assaut la barrière du gardien. On me demande mon passeport. Je l’ai sur moi. Cela sent déjà trop la zone militaire interdite pour mon goût; c’est le genre de choses qui ne disparaît pas facilement, même en aérant longtemps. Le gardien remplit longuement un laisser-passer qui m’autorise à entrer au bâtiment 55. Après m’avoir fait expliquer une première fois ma recherche de l’oncle Peter, avant de m’envoyer à la porte suivante, l’homme annonce encore par téléphone mon arrivée en haut; « Le premier client! » lance-t-il dans l’appareil sur le même ton que s’il avait l’honneur d’inaugurer les soldes d’hiver.

L’employée de bureau effarée à qui je suis ainsi livré, relève d’abord mon identité sur un formulaire un peu plus grand. Vient ensuite le récit de l’oncle Peter, deuxième édition. Je me félicite que l’amabilité avec laquelle je m’adresse à elle l’incite à me répondre sur un ton tout aussi aimable. Je me dis que comme ça, tout se passera quand même bien.

Car en relisant au-dessus du portail de l’entrée principale le nom de ce service qui perpétuait sa survie pour les morts, il m’était apparu brusquement que je n’étais pas le plus proche parent de mon oncle, que je n’étais donc pas du tout habilité à me renseigner. Mais après tout, j’ai hérité de son violon, sur lequel je ne peux malheureusement pas jouer, et je pouvais au besoin déclarer que sa sœur, ma mère, n’était plus en état de se déplacer. – Sans parler du fait qu’il ne s’agit pas non plus d’un homme mort au combat, mais d’un disparu.

Inquiétudes superflues. La charmante dame veut connaître le bataillon et le secteur du front -je n’en sais rien – et aussi sa dernière adresse et la date où l’on a reçu de lui, le dernier signe de vie – je n’en sais rien non plus. Tout ce que je sais – mais je me garde de le lui dire -, c’est que son père a triché sur les registres de l’état civil, il a indiqué comme date de naissance de 1er mars alors que c’était un 29 février; mais pouvait-il ainsi laisser son fils coincé entre les feuilles du calendrier?

C’est seulement en tout dernier lieu qu’on me demande: « Et quel est votre lien de parenté avec le disparu? – Je suis le neveu », dis-je puisque c’est la vérité. Et cela lui suffit. Pas de question sur d’autres parents éventuellement plus proches, pas de demande de justification avec le livret de famille.

Elle se contente d’ajouter: « Vous serez informé dans quatre à six semaines. » Il faut dire qu’au bout de quarante ans d’incertitude, ces quelques semaines ne sont pas une affaire.

La gentille dame qui remplit les formulaires m’apprend ensuite indirectement pourquoi on peut m’admettre comme très proche parent: le service n’occupe plus que 350 personnes, alors qu’il en occupait encore 400 il y a quatre ans, et que dans ses heures de gloire – pendant la Seconde Guerre mondiale – il en a occupé jusqu’à 7000. On explique ça par la rationalisation.

On a instauré un système de cartes à trous, tout à fait à la page. En tout cas, je peux inscrire à mon actif qu’avec ma demande dont le traitement exigera de quatre à six semaines je mettrai en mouvement la plupart des 350 employés restants de l’arrière-garde de la Wehrmacht et que je contribue à assurer leurs emplois.

Ma curiosité est éveillée, je veux en savoir davantage sur ce triste anachronisme, je veux voir davantage que ce petit bureau. Je veux visiter le service, comme je visite d’autres musées.

La chose m’est catégoriquement refusée par le directeur adjoint de la WASt, au nom de la législation récente sur la protection des données. Requiescat in pace érigé en principe de droit.

Le fait que je demande des renseignements sur un disparu dont je ne suis pas parmi les plus proches parents ne saurait en revanche causer de perturbation. Mais me disputer avec cet homme? – Non. Moi aussi je veux ma paix et ma tranquillité. En outre: qu’y a-t-il à voir dans ces rangées de rayonnages? Fouiller dans ce fichier de cadavres pour trouver des cadavres qui ne sont que des fiches, je ne le pourrais pas de toute façon. Nous en restons donc là : zone militaire interdite. Ma demande d’information ne reste cependant pas tout à fait vaine: 3500 tonnes de dossiers et de fiches sur les 4,3 millions de victimes, de disparus de la grande Wehrmacht sont traitées ici, m’apprend-on. Les principaux fichiers du service sont des recueils de documents comme les avis de pertes des différentes unités et formations sanitaires, le fichier central des inhumations, les dossiers personnels des prisonniers de guerre, les tableaux d’avancement, les registres d’identité et 156 volumes de registres de postes aux armées.

Aujourd’hui, et très certainement pour la prochaine décennie, l’activité principale de la WASt consiste à établir des certificats de service, le plus souvent à la demande d’anciens soldats, qui doivent fournir aux caisses d’assurance retraite les preuves de ce qu’on appelle des années compensatoires. Les services des retraites entament juste en ce moment une sorte de passage au crible pour traiter eux-mêmes l’ensemble des années.

Les milliers de demandes qui arrivent tous les ans ici, d’Allemagne et de l’étranger, ont aussi pour objet les avis de décès des victimes de guerre, les déclarations de décès, les cas de disparus et l’identification de victimes inconnues, le décodage des numéros de postes aux armées, les tombes de cimetières militaires et les héritages, les certificats de captivité pendant la guerre, divers documents et informations sur des affaires pénales, surtout en ce qui concerne les crimes de guerre nazis – entre-temps, l’active institution allemande de la protection du droit a découvert aussi l’aide précieuse que pouvait lui apporter le Eichborndamm.

Qui l’aurait cru? Qu’après cette visite je me sente obligé de compléter l’Edda** , qui dit naïvement «Je ne sais qu’une chose qui ne passe jamais: la gloire des actions des morts. »
Autre chose survit encore ici. Dans ce complexe d’usine géant, avec ses bâtiments de bureaux qui s’étirent en longueur, entourant un grand parking. Là où se dresse aujourd’hui le métal coloré de la modernité, se trouvaient autrefois des salles de fabrication-celles des Mauser-Werke.

La comptabilité des morts héroïques s’est établie dans cette fabrique en 1946, au moment où l’on n’avait par conséquent plus besoin ni d’armes à feu ni de munitions, c’était donc un authentique acte de pacification. Et, pour ce service, un moment de répit après une période d’errance agitée. Lui-même victime de guerre, il avait été transféré en Thuringe et, qui plus est, réparti sur deux villes. Il n’était revenu à Berlin qu’en 1945, après un détour par Fürstenhagen près de Kassel, et il n’y avait été installé qu’à titre provisoire. L’essentiel était qu’il se retrouvât dans la ville où il avait vu le jour, comme Service du Commandement suprême de la Wehrmacht sous la dénomination de «Wehrmachtauskunftstelle für Kriegsverluste und Kriegsgefangene» (WASt) – Service de renseignements de la Wehrmacht pour les victimes et les prisonniers de guerre.

Cet enfant était le fruit de la convention de Genève du 27 juillet 1929 sur le traitement des prisonniers de guerre. La première phrase de l’article 77 de la Convention en question disait: «Dès le début des hostilités chacune des puissances belligérantes et des puissances neutres qui ont admis sur leur territoire des ressortissants des puissances en guerre sont tenues d’établir des services officiels de renseignements sur les prisonniers de guerre se trouvant à l’intérieur de leurs frontières. »Nota bene. – dès le début des hostilités; et au départ il était question des prisonniers de guerre que l’on avait faits et non pas des victimes que l’on devait enregistrer au titre de ses propres pertes.

La WASt était entrée en fonctionnement le 26 août 1939, six jours avant le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, lorsqu’on avait dû, malheureusement « riposter », Les guerres, comme les éruptions volcaniques, ont généralement des signes avant-coureurs.

En francais dans le texte original (N.d.T.)
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Mythologie germanique dòrigine islandaise (N.d.T.)

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